Après sept volumes et plus de 1700 planches étalées sur 6 années de publication au Japon, Kamikaze s’est achevé, s’imposant sans mal comme l’œuvre majeure de Satoshi Shiki. Si Riot of the World, manga certes ambitieux, mais par deux fois interrompu et comptant actuellement trois volumes, et le one-shot (manga en un volume) Min Min Mint avaient permis de jauger les qualités graphiques et narratives de leur auteur, elles ne permettaient pas de s’apercevoir de sa capacité à tenir un scénario sur la durée… Sans pitié, voici mon bilan sur le manga emblématique de Satoshi Shiki (attention, spoilers…).
L’histoire que nous propose Satoshi Shiki fait le pont entre le monde moderne et ses valeurs, et un fantastique apparenté au folklore nippon. Au cours de ses sept volumes, la série alterne les dialogues énigmatiques, les scènes d’action, les passages émouvants et plus paisibles et quelques considérations métaphysiques sur l’homme. Malgré les variations de rythme et d’intensité, le récit conserve constamment sa force. Tout au long de sa lecture, le lecteur est empreint d’un sentiment variable, oscillant entre surprise, émotion et excitation, une perpétuelle envie de tourner les pages pour découvrir ce qu’il va arriver aux personnages.
Cependant, les nombreux mystères que laisse planer Satoshi Shiki rendent parfois le scénario inutilement complexe et confus. D’autant que toutes les énigmes ne trouvent pas forcément une réponse satisfaisante. La multitude de personnages n’aide pas non plus le lecteur qui n’a pas une totale connaissance de l’univers de Kamikaze. De plus, certains tournants de l’intrigue, ainsi que quelques scènes de moindre importance, souffrent d’un manque d’explications. A cause de l’absence de certains détails ou de l’ambiguïté de certains événements, le lecteur doit construire des hypothèses et faire appel à son imagination pour essayer de comprendre certaines évolutions de l’histoire. Cela peut donner l’impression d’un manque de maîtrise ou de cohérence dans le déroulement du scénario. Il ne faut toutefois pas oublier que le mystère et les ambiguïtés font partie de ce qui rend Kamikaze si prenant. L’œuvre de Satoshi Shiki est, en effet, de ce genre de mangas qui jouent beaucoup sur le mystère, les zones d’ombre et le suspense. Ces éléments permettent d’entretenir l’intérêt du lecteur.
Même une fois la série achevée, celui-ci reviendra dessus pour revoir certains événements sous un autre angle ou, plus globalement, pour s’imprégner à nouveau de son ambiance. Il y a toujours ce quelque chose qui passionne à la lecture de Kamikaze, toujours quelque élément à découvrir. Le manga résiste bien à l’épreuve de la relecture et c’est en cela que ce scénario, complexe et pas toujours clair, fait figure de réussite. Le lecteur passionné, loin de jeter la pierre à Shiki pour une ambiguïté, va chercher une explication. L’appréciation de Kamikaze dépend aussi grandement de la sensibilité du lecteur et chacun aura une lecture et une vision personnelles de la série.
Un des ingrédients qui fait que Kamikaze tient tant en haleine est certainement sa galerie de personnages. Nombreux, les protagonistes se révèlent pour la plupart particulièrement attachants. En peu de choses, une réplique, une manie ou une action, l’auteur parvient à leur donner une existence et une personnalité propres. Le dessin, dont l’expressivité s’améliore grandement au fil des volumes, joue également beaucoup.
Satoshi Shiki, avec pudeur et retenue, montre la détresse, le passé et le conditionnement de ces personnages emprisonnés par un destin qu’ils n’ont pas forcément choisi. Soit par immaturité, soit par revanche contre le monde Akahani ou par dévotion, ils se retrouvent engagés dans un conflit millénaire.
Pour les peuples du feu et du vent, l’objectif, qu’on le juge juste ou non, est compréhensible. Remettre dans la lumière un peuple rejeté par les humains en raison de sa différence est une cause qu’on ne peut que reconnaître. Et ce, même si les moyens mis en œuvre pour y parvenir sont discutables. Abandonnés, humiliés, moqués, certains des hommes investis dans ce combat ont vécu ce rejet au plus profond de leur être.C’est le cas d’Aïguma ou de Kikunosuke, personnages emblématiques des hommes du feu et du vent et marqués par une enfance douloureuse et poignante. Comme les autres représentants de ces tribus, ils donnent corps au peuple de Kegaï et justifient la cause menée par leurs chefs. La comparaison avec les discriminations de toutes sortes que l’on peut constater dans notre société est évidente, mais l’envoûtement des deux leaders de cette cause lui fait perdre un peu de sa force.
De son côté, Kamuro Ishigami est un autre personnage touchant, à la destinée des plus tristes. Son appartenance à la tribu de la terre l’emprisonne et le conditionne dans un esprit de sacrifice des humains, des siens et de lui-même. Toute en retenue, sa relation avec Misao est très belle et sonne juste, ne sombrant jamais dans la facilité ou la caricature. Tous les deux se complètent, évoluent et mûrissent parallèlement, à mesure que les épreuves se succèdent. Misao humanise un Kamuro froid et arrogant, tandis que Kamuro apporte à Misao ce qu’elle a toujours cherché : un but dans la vie, une raison pour avancer.
Enfin, Kayano, à l’honneur dans les deux derniers volumes, donne le ton de la fin du manga. Loin d’être un méchant basique et sans saveur, on découvre un personnage désespéré, perdu, seul au monde, sans but et qui, au bout de mille ans à errer, ne cherche qu’à mourir sans savoir comment y parvenir. Les révélations sur ce personnage changent la donne de ce conflit millénaire, qu’il a planifié pour enfin trouver la personne qui lui apportera la libération.
Hélas, entre les protagonistes sous-exploités, ceux qui disparaissent ou réapparaissent sans raison, Satoshi Shiki n’a pas réussi à bien gérer l’ensemble de son casting. Il a ainsi parfois eu tendance à oublier certains de ses personnages en cours de route. Le retour d’Akaboshi dans le volume 7 fait ainsi figure de faute de goût dans la conclusion admirable du manga. On avait laissé ce personnage mort (à la fin du volume 3) et sous-exploité, et son retour est franchement raté. Balancée d’un coup de baguette magique, son histoire, intéressante mais à peine effleurée, tient sur dix pages et s’avère sans consistance . Et que dire de Rikimaru qui réapparaît l’air de rien après trois volumes d’absence inexpliquée ? Enfin, les hommes du gouvernement, ni subtils, ni convaincants, n’apparaissent pas dans le dernier volume sans qu’on ne sache ce qu’ils deviennent. Mais leur absence n’est pas franchement un mal.
On peut également déplorer la manière dont Satoshi Shiki a traité le personnage de Tasuku Aïda. Ses interventions manquent souvent de panache et son rôle précis reste obscur (pourquoi a-t-il le droit de porter un des sabres Kamikaze ?). La fin du manga est frappante : après un beau discours (vraiment), son attaque décisive contre Kayano est minimisée dans une case de petite taille avec un Kayano qui trébuche juste avant (sans doute pour justifier qu’un tel « moins que rien » puisse atteindre le chef des monstres). C’est dommage, il méritait mieux.
Je ne m’attarderai pas sur le dessin, on connaît ses qualités et certains ont trop facilement réduit le manga à son seul graphisme. Je parlerai juste de l’évolution du trait de Satoshi Shiki, assez remarquable. Au fil des volumes, son dessin devient plus personnel, plus consistant et plus expressif. Au-delà d’un simple progrès technique, il se révèle plus à même de transmettre des émotions autres que le simple « Ouah c’est beau ». C’est beau, c’est sûr, mais, à la lecture, le dessin ne ressort pas plus que ça et fait partie d’un tout. Avec ses paysages somptueux, ses grandes cases mettant en valeur tantôt le décor, tantôt les personnages et leurs sentiments, le graphisme est un facteur essentiel dans le ressenti des ambiances de Kamikaze.
En de multiples occasions, les personnages et les événements de l’intrigue entrent en osmose avec l’univers graphique de Kamikaze pour offrir au lecteur des scènes d’une intensité émotionnelle rare. Les instants précédant le combat entre Kamuro et Kayano en sont le meilleur exemple. Cette série de cases « silencieuses » présente les deux adversaires, le visage paisible, libéré, presque en harmonie avec le décor. Le temps semble suspendu sur cette double-page. Le calme avant la tempête. Ce passage confine au génie et l’émotion est à son paroxysme. Le volume 7, plus encore que les précédents, multiplie les scènes fortes. On pourra simplement lui reprocher une conclusion un peu rapide. L’épilogue, lui, est très touchant et constitue un final admirable.
Avec la sortie du volume 7 de Kamikaze, c’est une page qui se tourne. Malgré les reproches que j’ai pu émettre, je n’imagine pas ce manga autrement. Peut-être parce que ses qualités m’ont plus parlé que ses défauts, peut-être parce que les émotions uniques qu’il m’a fait ressentir supplantent tout le reste, peut-être aussi parce que, tout compte fait, les reproches font partie du charme du manga, à la manière de ces ambiguïtés que j’ai adoré démêler. Au fil des volumes, ce sont beaucoup d’émotions qui se sont succédées. On passe du rire aux larmes, de la bonne humeur à une tension extrême. Manga marquant, passionnant, chef d’œuvre de son auteur, Kamikaze est une série dont l’appréciation dépend de la sensibilité de chacun. J’y ai trouvé un manga d’exception et des personnages comme Kamuro, Misao, Aïguma ou Beniguma continueront encore un petit moment leur route à mes côtés.
« Sur cette terre… Ils dorment… Après avoir englouti les âmes de ce qui emprisonnaient notre… Non toute l’histoire… Leurs deux âmes continuent de vivre dans ce vent. »
Merci…